Retour vers un quartier lointain

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TANIGUCHI Jirô commence à ne plus nous être complètement inconnu. Né en 1947, il débute dans la bande dessinée au début des années 70 avec Un été desséché puis La voix lointaine, qui lui vaut en 1974 le prix Big Comic des éditions Shôgakukan. A cette époque, il travaille plutôt avec des scénaristes ou à partir d’oeuvres originales : Le combattant bleu est adapté de l’écrivain KARIBU Marei et Le travail de détective basé sur un roman de SEKIKAWA Natsuo, avec qui il entame par la suite une collaboration régulière. Jusqu’au début des années 80, les deux hommes conçoivent ensemble plusieurs ” polars “, comme Ville sans défense, puis changent de cap avec Au temps de Botchan, une vaste fresque sur le Japon de l’ère Meiji à travers le destin d’écrivains célèbres. Ce manga vaut à TANIGUCHI le prix d’excellence de l’Association des auteurs de manga. A partir de 1991, le mangaka se lance seul dans la conception de ses histoires.

Ce sont certains de ces récits réalisés en solo que l’on découvre en France grâce à Casterman au milieu des années 90 : Le chien Blanco, mais surtout L’homme qui marche et Le journal de mon père, ce dernier malheureusement gâché par une adaptation déplorable. Quartier Lointain, dont le premier tome vient de paraître chez Casterman, bénéficie par contre d’une édition impeccable, fidèle au format et au découpage en deux tomes d’origine. L’adaptation dans le sens de lecture occidental a été réalisée – fait rarissime – en collaboration avec TANIGUCHI lui-même par l’auteur de BD établi au Japon, Frédéric BOILET. D’ici la fin de l’année, nous pourrons également découvrir en version française aux éditions du Seuil (mais dans le sens de lecture japonais cette fois), ce chef-d’oeuvre qu’est Au temps de Botchan.

Quartier Lointain a été conçu en 1997 dans la foulée du Journal de mon père, et les deux récits ont plus ou moins le même point de départ : le retour d’un homme d’âge mûr sur les lieux de son enfance (situés dans la région de Tottori, ville natale de TANIGUCHI), une enfance que, accaparé par son travail et sa nouvelle vie, l’homme a complètement oublié, comme renié. Mais si dans Le Journal…, Yoichi se rendait à Tottori pour une raison bien précise – l’enterrement de son père -, c’est par un étrange tour du destin, que Hiroshi, le héros de Quartier Lointain, se retrouve un beau matin dans un train à destination de Kurayoshi, au lieu de retourner vers son foyer tokyoïte après un voyage d’affaire…
Bloqué sur place jusqu’au prochain train vers Tôkyô, désorienté et encore chancelant à cause d’un abus d’alcool, notre salaryman en profite pour aller se recueillir sur la tombe de sa mère, morte 23 ans auparavant. Dans le cimetière désert, agenouillé en prière devant la stèle, Hiroshi laisse ses souvenirs l’entraîner vers son enfance et l’émotion le gagner. Il ne réalise pas qu’un papillon le frôle, et que l’air, le ciel, semblent tourbillonner autour de lui. Quand il ouvre les yeux, quelque chose semble différent. Est-ce l’aspect du cimetière ? Les odeurs, peut-être ? Il se lève et trébuche. Ses habits ont changé. Il erre comme un fantôme dans la petite ville soudainement animée, passe devant une vitrine et aperçoit enfin son visage. Horrifié, Hiroshi réalise qu’il a été transporté plus de 30 ans en arrière, à l’époque de ses 14 ans.

Comme dans le film de Harold RAMIS, Un jour sans fin (1994), TANIGUCHI ne donne aucune explication pour justifier ce retour en arrière surnaturel. Est-ce là un cadeau du destin, ou la dernière preuve d’amour d’une mère à son fils (dans l’imaginaire traditionnel sino-japonais, le papillon symbolise l’âme du défunt…) ? A chacun de juger. Comme le personnage incarné par Bill MURRAY dans le film, Hiroshi va passer par différentes phases : du refus (” Il ne pouvait s’agir que d’un rêve ! “) à l’incompréhension, en passant par la dépression puis une forme d’euphorie, il va finir par accepter sa situation comme une seconde chance. Qui n’a jamais rêvé de retourner en arrière pour avouer son affection à ses proches disparus, revenir aux sources de sa personnalité et réparer ses erreurs ?
TANIGUCHI exploite remarquablement bien toutes les implications de son idée de départ. Les réactions de Hiroshi face à sa nouvelle situation sont d’un grand réalisme psychologique : fasciné par l’agilité retrouvée de son corps, il excelle en sport et, forcément plus mûr que les garçons de son âge, il attire les regards de Tomoko, la plus jolie fille de la classe… Retrouvant une insouciance d’enfant, Hiroshi prend même du plaisir aux cours, et réalise à quel point cette période de sa vie enfouie dans sa mémoire lui avait été précieuse. Mais cette situation ne va pas sans quelques inconvénients : enfermé dans un corps d’enfant, le voici saoul dès qu’il boit une goutte d’alcool ; sa trop grande maturité ainsi que la prescience de certains événements provoquent la gêne autour de lui et les soupçons de son meilleur ami Daisuké.

Parallèlement et comme par magie, Hiroshi assiste en rêve à des discussions entre sa femme et ses filles, qui ne s’inquiètent que modérément de sa disparition, surprenant ainsi quelques confidences… Mais surtout une idée le taraude : peut-il modifier le futur ? Dans quelques mois, il le sait, son père va disparaître inexplicablement pour ne jamais revenir. Saura-t-il l’en empêcher ou du moins découvrir les causes de cette fuite, qui semblent résider dans un lourd secret familial ?

Le premier tome de Quartier Lointain ne livre évidemment pas la clé de toutes ces questions. On devine que, comme dans Le Journal de mon père, le retour en arrière va permettre à Hiroshi de mieux comprendre ses proches ainsi que lui-même, à une période charnière de sa vie. A travers ce récit TANIGUCHI aborde à nouveau les relations, parfois lourdes de non-dit et de rancoeur, entre parents et enfants, ainsi que l’amnésie qui frappe le Japon industrialisé et moderne : en oubliant son enfance, Hiroshi s’est coupé de ses racines et s’est perdu lui-même. Un propos sur la place de l’enfance dans la vie d’adulte qui rappelle le récent film d’animation du Coréen LEE Sung-gang, Mari Iyagi : ” Personne ne devient jamais adulte… L’enfant que nous avons été est toujours là, bien vivant au fond de nous “ déclare Hiroshi. Mais Quartier Lointain évoque surtout l’oeuvre de TAKAHATA Isao, dans la nostalgie d’un mode de vie rural et traditionnel (Omohide Poroporo) et surtout l’éloge, qui perçait déjà sous Le journal de mon père, du bonheur modeste à la manière des Japonais moyens (cf. Mes voisins les Yamada) : Kyôko, la petite soeur de Hiroshi, qui rêvait d’être danseuse, sera femme au foyer à 20 ans. Moralité : ” On peut aussi atteindre le bonheur comme ça “… Une vision de l’épanouissement personnel caractéristique de la génération de Japonais née après-guerre (dont est issu l’auteur), et à laquelle on n’est pas forcé d’adhérer.

Au-delà de cet aspect ” BD à papa “, il se dégage de Quartier Lointain une atmosphère douce-amère, qui l’apparente à un poème élégiaque, une plainte tendre, nostalgique et parfois très émouvante. De plus, l’impressionnante maîtrise narrative de TANIGUCHI est encore une fois à l’oeuvre : malgré l’extrême mobilité du point de vue, le mangaka préserve toujours la cohérence spatiale et la fluidité du récit. Quartier lointain recèle ainsi quelques morceaux de bravoure narratifs : les instants qui suivent le saut dans le temps de Hiroshi, traités en ” caméra subjective “, ou le premier repas avec sa famille, scène de dialogues à plusieurs personnages d’une lisibilité surnaturelle. Maniant en virtuose la variation d’échelle du plan, TANIGUCHI a également une manière unique de passer du gros plan au plan large pour souligner une émotion. Enfin, le mangaka entremêle différentes trames temporelle (passé, passé recomposé, futur proche, futur lointain) sans jamais égarer son lecteur. Du très grand art, auquel l’adaptation dans le sens de lecture occidental rend pour une fois justice.

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