Je reviens sur les étrangetés de Porco Rosso, qui ne manquent pas.
D’abord évidemment : qu’est-il arrivé au pilote Marco pendant la guerre de 14-18 ? il devrait être mort, avoir rejoint le firmament des centaines d’aviateurs abattus qu’on voit un instant monter au ciel au-dessus de lui, mais lui est retombé alors lentement dans les nuages, sous la pesante forme d’un cochon. Le péché de Gina est peut-être de lui avoir préféré à cause de cela un autre jeune aviateur, celui-ci décédé ensuite. Désormais certes elle n’aime plus que lui, bien que Marco ne veuille à aucun prix l’amener à épouser ce corps porcin ; mais d’où vient-il, ce corps ?
Mais d’où vient donc ce corps de cochon ?
Première piste : Miyazaki a dit vers 1984, quand il dessinait « l’ère des hydravions » qui servira de base à Porco Rosso, qu’il avait envie depuis un moment de mette en scène un cochon. Or à cette époque il avait déjà réalisé le film de Nausicaa.
Bon… Nausicaa… Odyssée… cochon… Italie… comment ne pas songer à Circé, la sorcière qui transforme les compagnons d’Ulysse en cochons ? Et puis cette référence est assez connue concernant Porco Rosso, surtout rapport à la malédiction qui pèse sur Marco.
Mais pourquoi une telle malédiction ? Le film n’apporte aucune réponse explicite à cette question.
Cependant, on tenter d’en percer l’origine.
En effet, Miyazaki n’a jamais clairement dit que Porco était le seul maudit de cette histoire.
Prenons le cas de Gina.
Nous avons là une femme qui attend désespérément que l’amour de sa vie se décide enfin à la rejoindre. Une sorte de Pénélope, loyale et fidèle, qui guette le retour de son aimé parti pour la guerre (dans le film, c’est un certain Berlini qui était son mari, mort au combat au côté de Porco), pour rester dans le thème de l’Odyssée. Ce ne sont d’ailleurs pas les prétendants qui manquent de se présenter en son « palais » (à ce propos, Gina… prénom dérivé de Regina, reine en italien…, et donc Gina sans son « roi » (re, en italien), tout comme l’était Pénélope, reine d’Ithaque).
Si l’on suivait la trame homérique, on pourrait éventuellement conclure que Fio serait donc la Nausicaa de service.
Déjà, physiquement, elle a tous les traits de l’autre Nausicaa de Miyazaki.
Ensuite, elle est la « princesse » qui accueille un Porco/Ulysse naufragé en son royaume (Piccolo la présente même comme son héritière), qui prendra soin de lui (elle répare son avion et s’impose pour parfaire les réglages jusqu’au bout) et qui enfin lui redonnera figure humaine (littéralement !) pour qu’il puisse s’en retourner un jour dignement vers son épouse.
A priori, ça se tiendrait si Porco était l’époux en question.
De subtils commentateurs ont également repéré un autre mythe grec niché au sein du film : celui d’Alcyoné et Céyx. Pour ceux qui souhaitent connaître ce joli mythe, je les renvois à Ovide qui le narre dans ses… Métamorphoses (tiens donc !) (première partie / seconde partie)
Si l’on suit cette triste histoire, Gina serait Alcione qui passait ses jours et ses nuits dans l’angoisse et l’attente du retour de son aimé parti en mer. Mais un jour, elle apprit que Céyx (Berlini donc, son mari défunt dans le film) était mort et son corps échoué sur la plage. Pleurant la mort de son époux, elle s’est transformée en martin pêcheur (un oiseau marin, une sorte d’hydravion mais oiseau voyez le genre ? ^^°) pour recouvrir le cadavre de ses ailes. Pris de pitié, les dieux décidèrent alors de transformer Céyx lui aussi en oiseau pour que le couple soit à nouveau réuni.
Un indice, en effet : l’Alcione est le bateau à vapeur qui relie l’hôtel de Gina à la côte et dont se servira également Porco pour aller chercher de l’argent à la banque. On appelle aussi les « jours alcioniens » une période particulière pendant laquelle la mer est parfaitement calme, comme dans le film.
Quant à Gina, elle « chante » comme dans le mythe une complainte triste, oiselle prisonnière de sa cage dorée (elle vole presque, quand elle bondit du bateau à vapeur qui quitte le ponton de l’hôtel, pas loin d’un record du monde !).
Mais Berlini/Céyx, lui, a bien disparu en mer et n’est jamais « revenu » s’échouer sur la plage, laissant Gina seule poursuivre ses chants nostalgiques.
Continuons !
Gina, c’est la « Femme » (du grec ancien ginê).
Les différents personnages, Fio comprise, nous répètent bien assez souvent quelle femme superbe et exceptionnelle est Gina.
De mon point de vue, elle est victime du sort inversé de Marco : elle est aussi « femme » et désirable que lui-même est réduit à l’état de bête repoussante.
J’en conclus donc que Marco n’est pas le seul maudit dans cette affaire, que l’origine de la malédiction vient de leur action commune, et pas forcément des seuls faits d’arme passés de Marco (prénom qui vient du dieu mars, le dieu de la guerre…).
Ils sont liés comme les dieux Vénus et Mars, pour résumer, et ont « fauté » ensemble dans le dos de Berlini à un moment ou un autre.
Pas besoin de faire d’analyse poussée pour comprendre qu’entre ces deux-là l’union a déjà bel et bien été consommée par le passé. Et puis cette nostalgie pour le temps des cerises, fruits symboliquement aussi signifiant que ne le sont les pommes. Pas besoin non plus de vous faire un dessin (et puis les psychanalystes sauvages s’amuseront à voir tous les symboles sexuels évidents dans ce film qui en regorge !).
Il est intéressant de noter en passant le code couleur de Gina quand elle apparait dans ses 5 scènes (hors la séquence avec Marco jeune sur l’hydravion).
Première apparition : noir olive
Deuxième apparition : mauve
Troisième apparition : rose blanc (dans le flash back qui suit, elle est en rose saumon tout en blanc dessous)
Quatrième apparition : bleu marine mais veste blanche (qu’elle prend sous le bras)
Cinquième apparition : manteau bleu clair, tout blanc dessous.
Pour faire court : elle balance entre la tenue de la veuve et celle de la promise, entre la femme qui est tournée vers le passé et celle qui s’engage vers l’avenir. Assez ironique d’un côté mais aussi beaucoup d’affection chez Miyazaki pour ce personnage d’un autre côté, car il la pousse à croire encore et toujours en l’amour malgré les tragédies.
Dans la mythologie miyazakienne, on commence à connaître ce thème des couples « séparés ». On songe par exemple à Totoro, où la mère des fillettes est éloignée de son époux par la force des choses. Ou encore à Lisa, la mère de Sosuke dans Ponyo, dont le conjoint passe son temps en mer.
Mais ces couples ont eu des enfants et ce sont ces derniers qui – en grandissant, devenant adulte, indépendants, etc. – permettent aux parents d’enfin se retrouver (schéma qui s’applique aussi dans Chihiro avec en prime là aussi une métamorphose en cochon).
Ce qui n’est pas le cas de Marco et Gina qui n’ont pas d’enfant.
C’est là que Fio entre en scène.
Fio a 17 ans.
Cet âge n’est pas choisi par hasard.
Elle est née en 1912, l’année où la photo sur laquelle on voit les 4 amis et Gina a été prise. 17 ans plus tard, nous sommes effectivement en 1929, seuls Marco et Gina sont encore en vie, mais ne vivent pas vraiment leur amour, par culpabilité de Marco probablement (son visage de cochon devant refléter ses sentiments honteux à l’égard de Berlini).
Fio est donc cet enfant qui va lever le sort entre Marco et Gina.
Mais comment ? Et bien, à son corps défendant !
Penchons-nous sur son nom : Fio Piccolo ça veut dire petit tribut en italien.
Voilà un patronyme particulièrement à propos pour une jeune fille qui n’a pas hésité un instant à se poser comme enjeu dans une histoire de dettes !
Ce tribut, Marco va le conquérir.
Puis, il le déposera aux pieds de Gina, qui se pose au-dessus de tous, véritable déesse venue au secours de tout le monde.
L’offrande a en tout cas eu son effet : la malédiction a été levée !
Mais Marco n’a pas saisi cette opportunité pour renouer pour de bon avec Gina (alors qu’il sait qu’elle l’aime ! Curtis lui a dit juste avant).
Je ne pense pas pour autant que le réalisateur pensait à une installation lesbienne et je me méfie des relectures trop modernes.
A vrai dire, je trouve que la fin a un goût doux-amer : les pirates sont devenus de paisibles vieillards (sans filiation), Curtis est devenu un acteur (une simple image sur un mur), on ne revoit pas Gina…
La fin d’une époque agitée, pleine de vie, de bruits, d’excitations, de légendes, sans héritiers.
La fin du petit monde de Gina…
La seule héritière de ce temps révolu, c’est bel et bien Fio, « l’enfant », qui a pris la tête de l’atelier Piccolo.
Quant à Marco, nul ne sait…
Miyazaki laissant planer le doute sur un mot final de Fio : « le pari que Gina a fait avec elle-même est devenu notre secret ».
C’est assez clair pour moi : Marco n’est jamais revenu, Gina l’attend toujours et a confié ses sentiments à Fio, sa fille de cœur, le tribut dont s’est délesté Marco pour se libérer du poids de la culpabilité mais peut-être aussi de son amour pour Gina.
Il est libre Marco.