Dans l’atelier Franquin, c’est lui qui dessine “ses” personnages : Spirou, Fantasio, Spip, le marsupilami, le comte, le maire, Dupilon… et c’est Roba qui dessine les personnages annexes, les décors, les voitures. Roba est très doué pour les animaux et les enfants (Boule et Bill sera son triomphe), mais bien moins fort que Franquin pour les adultes, d’où un (léger) effet de contraste avec les héros familiers. Le récit est de Franquin bien sûr.
Sans tout spoiler, disons qu’au départ, dans les rues de Champignac Fantasio annonce à Spirou avec sa vantardise habituelle qu’il tient un reportage génial sur un sujet “étrange”, et a un RV mystérieux en soirée, puis rentrera pour le diner au château du comte : celui-ci le leur a confié pendant qu’il se rend à un congrès. N’oublions pas que Fantasio a une vie professionnelle, et pas Spirou, ex-groom qui vit chez lui, à ses crochets dirait-on. Soucieux de réalisme, Franquin essaiera plus tard de faire de lui aussi un journaliste, et même de lui faire quitter son improbable uniforme rouge, mais comme c’est un identifiant, dans ces rares cas Spirou ne pourra quitter une chemise rouge, ni même ses gants blancs (sauf en Afrique, dans Le gorille a bonne mine ). Or Spirou le soir attend en vain Fantasio et dîne seul. Le lendemain matin son ami n’est pas rentré, constate t-il. Inquiet, notre groom part à sa recherche, aidé par le marsupilami, qui a compris et suit une piste. Harponné par l’ivrogne Dupilon, Spirou perd de vue le marsu (ce qui est très adroit du point de vue narratif). Quand il le retrouve, l’animal joue joyeusement avec une figurine de 12 cm de haut représentant Fantasio. Spirou est ébloui par le talent du miniaturiste supposé. Mais en y regardant de plus près il remarque une finesse extraordinaire de détails et constate que dans la poche de la veste déborde un journal à la date visible à la loupe : celui que Fantasio a acheté la veille au soir ! Et personne ne pourrait sculpter aussi rapidement une figurine. Le comble : Fantasio s’était amusé à prendre ses empreintes digitales. Spirou retrouve la feuille, examine la statuette au microscope… et lui voit les mêmes empreintes ! Bouleversé, il en conclut que Fantasio a été réduit à cet état ! Mais le coupable ?? Démarrage sur les chapeaux de roues d’une intrigue très mouvementée et très bien enchaînée. Franquin y donne une grande part à l’émotion de Spirou, à sa colère, à son acharnement, lui si calme usuellement, donnant la mesure de l’amitié très forte entre lui et Fantasio.
Comme on sait, à cette époque extrêmement puritaine jusqu’à l’explosion de 1968, ces duos étonnamment intimes entre deux héros masculins compensent en quelque sorte l’absence de toute jeune femme ou jeune fille (Franquin un des premiers rompra le code avec Seccotine) : Tintin et Haddock, Blake et Mortimer, Tif et Tondu, Johan et Pirlouit, Chick Bill et le petit Indien, Astérix et Obélix, Blondin et Cirage, etc. Bien sûr pour le psychanalyste il s’agit d’homosexualité, mais refoulée, inconsciente. Il n’est pas exclu que les auteurs de BD s’en amusaient entre eux par des “Dirty comics” à l’image de ceux sur Batman et Robin aux USA (pourtant bien moins touchés par le phénomène que l’Europe).
Dans ce récit j’ai remarqué une chose curieuse : pendant plus de 15 pages, l’écureuil Spip est très présent. Il se livre en pensée à nombre de commentaires rationnels, voire ironiques, très lucides sur l’action. Puis à partir du retour du comte de Champignac il devient muet en pensée, et d’ailleurs absent de l’action de recherche de Fantasio (on ne sait jamais ce que pense le marsupilami, véritable animal, à peine domestiqué, très peu contrôlable). C’est le comte qui se met à assurer le rôle rationnel alors que Spirou ne vit que dans l’émotion, le bouillonnement, le trouble… et perd de vue certaines choses.
Album-livre superbe et riche d’analyses et détails sur cette création qui mérite bien ce hors-série !